En préambule, ce billet aurait dû suivre de près le dernier publié, mais les problèmes de connexion internet m’en ont empêché pendant le mois que je viens de passer un peu partout entre la Guadeloupe et la Petite Martinique. De retour au Marin, je retrouve aussi une certaine stabilité des outils informatiques nécessaires à ces publications. Dont acte.
Depuis mon arrivée au Cap Vert, à la fin de l’an dernier, diverses fulgurances émotionnelles me saisissent au gré de mes visites ou de rencontres. Elles disparaissent aussi soudainement qu’elles arrivent, mais elles reviennent régulièrement, en une sorte de filigrane de mon voyage. S’il y a évidemment toutes celles liées à la découverte d’endroits inconnus et à l’exotisme que l’européen moyen découvre en voyageant dans les contrées où je me trouve, ce ne sont pas celles auxquelles je pense en rédigeant ces lignes. Comme je l’ai écrit à plusieurs reprises, à mesure que j’avance en ce qui pour moi continue à être une « terra incognita », je suis régulièrement confronté au choc de l’émerveillement visuel, comme les montagnes de feu et les plages de galets volcaniques noirs à Lanzarote, les vallées arides ou luxuriantes du Cap Vert, ou dernièrement les Tobago Cays en compagnie des Fab’s. Mais ce n’est pas tout.
Alors que les mélanges ethniques européens me semblent naturels et ne me renvoient pas à des questionnements ou crises de conscience dans un contexte social où le multiculturalisme est en principe acquis (encore que…), mes ressentis se confrontent régulièrement à l’Histoire, depuis que j’ai atteint le Cap Vert. Je veux bien entendu parler de l’esclavage, et de l’esclavage racial en particulier. Après avoir passé trois heures à visiter le mémorial de l’esclavage, ici, à Pointe-à-Pitre, j’en suis ressorti ému, bouleversé et en colère. Mal à l’aise aussi, un peu honteux et habité peut-être d’un sentiment de culpabilité dont la source est sans doute anthropologique, plus que culturelle. Certes, on ne choisit pas ses origines, ni sa couleur de peau, non plus que le milieu social dans lequel on naît. Si je suis né blanc, dans ce pays de cocagne qui s’appelle la Suisse et ai grandi dans la tranche sociale supérieure de la classe dite moyenne, je n’en suis aucunement responsable. J’en suis juste reconnaissant au hasard de la vie.
En ressortant du mémorial, j’avais envie de demander pardon à tous les descendants d’esclaves, moi, le petit Suisse né dans un pays où chaque citoyen est fier de sa neutralité (qui n’est que de façade, mais il ne faut pas le crier trop fort), d’Henri Dunant (père de la Croix Rouge) et de sa supposée tradition humanitaire. Enfin, depuis qu’un Suisse sur trois vote régulièrement à l’extrême-droite, le mythe prend un peu l’eau, sans parler de la mise à nu récente de certains pans peu reluisants de notre Histoire, y compris de notre Histoire contemporaine. Fonds juifs en déshérence, argent sale des mafias, fortunes des dictateurs, contournement de l’embargo contre l’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid, vente de matériel nucléaire à l’Iran, et j’en passe, la Suisse ne peut plus se draper d’immaculée respectabilité et donner des leçons au reste du monde, comme il était de bon ton de le souligner jusqu’il y a peu. Oui, bon, d’accord, mais l’esclavage, tout de même…
Eh bien oui, j’ai découvert que des Suisses ont aussi participé activement à la traite négrière au XVIIIème siècle. Des fortunes colossales se sont constituées sur ce commerce ignoble. Ainsi, celui qu’à Neuchâtel on nomme « le bienfaiteur de la ville », David de Pury, a bâti son immense fortune sur le commerce triangulaire et la traite des noirs. Comme il a légué cette fortune à la ville de Neuchâtel, cette dernière, reconnaissante, lui a érigé une statue sur la place principale de la ville et dont elle porte le nom. Toujours à Neuchâtel, la famille Pourtalès, dont les habitants connaissent bien l’Hôpital qui porte son nom, a fait une grande partie de sa fortune à travers la fabrication et la vente de tissu qu’on appelait « indiennes », lesquelles indiennes étaient échangée en Afrique contre des esclaves. En outre, des bateaux transformés et armés en vue du transport d’esclaves portaient de doux noms comme « Ville de Lausanne », « Pays de Vaud » ou encore « Helvétie ». A Genève, on trouve les familles Pictet et Picot-Fazy. Que des gens très bien, dirait Alexandre Jardin. Difficile dans ces conditions de fermer les yeux et juger les autres pour ce commerce odieux. A relever tout de même que bon nombre de ces familles de Suisse-romande, étaient à l’origine des familles françaises huguenotes ayant fui la France à la révocation de l’Edit de Nantes. Il serait injuste de ne pas faire aussi un tour du côté alémanique, où des noms comme Zellweger à Appenzell, Zollikofer et Rietmann à Saint-Gall, Leu et Hottinger à Zurich, ou encore Merian et Burckhardt à Bâle sont liés à la traite négrière.
Dans la mesure où ces familles ont, comme c’était la tradition à l’époque, fait dons de charité, construit des hôpitaux, des écoles ou légué des sommes importantes à la collectivité, permettant ainsi l’amélioration des conditions de vie ou le mécénat, nous ne pouvons pas l’ignorer et l’évacuer sans réfléchir à ses conséquences, que ce soit ici aux Antilles ou ailleurs, hier comme aujourd’hui.
Comme enfant, j’ai été marqué par les différences sociales qui existait dans ma famille. Aussi loin que mes souvenirs remontent, j’ai vécu dans cocon sécurisant, sans souci financier, où tout était facile. Peut-être trop, d’ailleurs, mais c’est une autre histoire qui n’a pas sa place ici. Parallèlement, chaque semaine, au contact de mes grands-parents, grands-oncles et grands-tantes, j’étais plongé dans le monde des ouvriers et de la petite paysannerie, à travers ce que j’en voyais ou les récits des anciens. Rassurez-vous, je vais vous épargner l’histoire de mon ascendance, mes états d’âme philosophiques et mes tiraillements intellectuels. Simplement, comme tout le monde, je suis la somme de ce que j’ai reçu de mes origines et de ce que j’ai fait de ma vie d’adulte. Certains tentent de renier une partie de leur patrimoine social et génétique (la partie reçue à la naissance), je pense que c’est aussi vain qu’impossible. Dès lors, autant faire avec et le gérer le moins mal possible. Tout en restant lucide, évidemment. Je fais donc partie de ceux qui goûtent et apprécient un certain confort matériel, tout en n’ayant jamais oublié, ni, comme certains, renié mes racines sociales et familiales. C’est aussi pour ça que je dit et répète souvent que je suis un privilégié, malgré les contraintes de mon handicap.
Ceci pour expliquer que depuis mon arrivée au Cap Vert, je suis redevenu beaucoup plus sensible aux différences sociales, comme si la pauvreté que je découvre partout m’avait réveillé de ma léthargie culturelle européenne. Ici, la force de l’habitude est bouleversée par l’écart impressionnant existant entre ceux qui ont de quoi et ceux qui ne survivent qu’en grappillant ce qu’ils peuvent où ils le trouvent. Ce que je découvre ici distord ma perception des problèmes économiques et sociaux que subit l’Europe ces dernières années. Sauf qu’ici, les différences sociales ne s’articulent pas seulement autour de la richesse ou de la pauvreté. A cela s’ajoute la dimension raciale, laquelle pèse un poids significatif, conscient ou non, dans les relations humaines et l’engrenage social. Tout ce qui existe ici a pour origine et est la conséquence des grandes découvertes (Colomb et les autres), de l’évangélisation, de la colonisation, donc des massacres et de l’asservissement des populations locales par les Européens. Et du racisme atavique propre à un certain sentiment de supériorité de l’européen judéo-chrétien de race blanche. Foin de politiquement correct, regardons les choses en face, l’homme blanc d’origine européenne s’est toujours senti supérieur au reste du monde. Avec l’aide de Dieu et du petit Jésus, bien entendu. Ne rêvons pas, c’est encore et toujours d’actualité. Le reste du monde ? Des sauvages à éduquer et « civiliser » selon cette bonne vieille tradition chrétienne qui, naturellement, domine l’univers du haut de son humanisme, de sa science, de son art de la démocratie et de sa supériorité intellectuelle…
Vous en doutez ? J’exagère ? Reprenez n’importe quel discours de l’élite intellectuelle, politique ou scientifique occidentale de ces derniers siècles et même de ces derniers mois et ouvrez les yeux. Je parle évidemment de celle qui a façonné et façonne encore l’opinion publique. Sans avoir besoin de remonter bien loin, quelles sont les justifications de cette élite en vue de vendre son « droit d’ingérence »(*) acceptable aux yeux de son opinion publique ? Démocratie, Droits de l’Homme, humanisme, égalitarisme, féminisme, santé publique, lutte contre la barbarie terroriste ou la barbarie tout court, et même, pour les plus cyniques, contre l’esclavagisme. Que ce serait mignon et formidable si ces concepts n’étaient au fond qu’un pudique paravent derrière lequel se cachent des réalités moins fréquentables, comme le profit, l’accaparement des ressources, la main d’oeuvre à bas coût, ou encore la prépondérance militaire. Et cerise sur le gâteau, toute cette mascarade politicienne permet encore de faire oublier à la masse qui applaudit ces beaux discours, qu’elle est en fait la victime consentante, pour ne pas dire la caution « démocratique » et aveugle de ce cirque. Quelle ironie !
Pour revenir à l’esclavage, chaque noir, chaque métis que l’on croise ici a des origines liées au commerce triangulaire. Et cela se sent, même si ça ne se voit pas forcément au premier abord. Outre le fait que la grande majorité des pauvres est noire ou métisse, un peu d’observation permet aussi de constater qu’à statut social similaire, un noir est presque systématiquement mieux habillé qu’un blanc. Comme si, pour les descendants d’esclaves, l’élévation dans l’échelle sociale passait par tous ses signes extérieurs. Prenons par exemple le personnel d’un bar de marina. Les noires sont toujours mieux habillées, plus maquillées, bref plus coquettes que les blanches souvent débraillées. La plupart des noirs ayant atteint un certain statut social, portent aussi plus de bijoux ou accessoires définissant leur niveau social. Accessoirement, neuf fois sur dix, les patrons ou gérants de commerces sont blancs, le petit personnel en majorité noir ou métissé.
A l’évidence, l’ancienne hiérarchie raciale a perduré, plus d’un siècle et demi après l’abolition officielle de l’esclavage. Les rares propriétaires noirs se repèrent de loin, ils sont toujours sapés comme des Italiens en boîte de nuit. J’ai aussi été surpris par le clivage racial qui subsiste ici. Les noirs et les blancs ne se mélangent que très peu. Au marin, par exemple, il y a trois bars-restaurants côte-à-côte à la nouvelle marina. Si deux sont fréquentés essentiellement par des plaisanciers-touristes blancs, le troisième est celui où se retrouvent les autochtones de couleur. Et au sein d’une même assemblée, les groupes se forment par affinités raciales. On n’est évidemment pas dans un contexte de ségrégation comme ce fut le cas à la l’époque de l’esclavage, ou en Afrique du Sud et dans le sud des Etats-unis jusqu’il y a peu, mais malgré tout, ici, contrairement à ce qu’on voit en Europe, le clivage reste marqué. C’est du moins ce que je ressens. Et quand on voit certains comportements des uns envers les autres, je me dis que les stéréotypes raciaux ont encore de beaux jours devant eux.
Un petit exemple parmi de nombreux autres ; j’arrive en même temps qu’une Française bien blanche à la capitainerie de Pointe-à-Pitre, laquelle cliente s’impatiente et s’agace de ce que l’électricité du ponton visiteurs est plutôt capricieuse. Hautaine, elle fait part de sa contrariété à la charmante demoiselle de l’accueil, laquelle est noire, nuance ébène. Souriante et très polie, elle explique à la dame qu’elle n’y peut rien, qu’il y a des coupures de réseau, désagréables y compris pour eux qui travaillent et qu’il faut prendre son mal en patience. Et la dame bien blanche de s’exclamer, une grosse nuance de mépris dans la voix, qu’elle n’est pas surprise, que décidément rien ne marche dans ce pays de sauvages… Devant la sidération de l’employée, je me permets d’expliquer à la dame bien blanche que la Guadeloupe, ainsi que la Martinique se trouvent en France. Laquelle dame me réplique du tac-au-tac que, non monsieur, la France est en Europe et que les Dom-Tom ne sont que des colonies pas encore vraiment développées. Même si ce genre de réaction reste heureusement très marginal, il est quand même assez symptomatique d’une certaine condescendance de l’Occidental lambda.
Pour terminer, ce que j’ai vu et appris en visitant le mémorial m’a ouvert les yeux et j’en suis aussi heureux que bouleversé. La chose que je retiens et qui me met finalement mal à l’aise, c’est que l’esclavage existe depuis la nuit des temps de l’humanité. L’asservissement d’une partie des populations par l’autre a toujours existé, sous différentes formes. Vous pensez peut-être que l’esclavage a été aboli officiellement au XIXème siècle ? Détrompez-vous. Il existe toujours, mais sous une forme moins voyante ou plus policée. Et le pire, c’est qu’il est souvent parfaitement accepté, et quand il est découvert, il mue, change de forme ou se déplace. Loin des yeux, donc loin des consciences occidentales, quand bien même il existe encore chez nous. Mais comme il se cache derrière le joli vocable de libéralisme, compétitivité, rentabilité , personne ne le voit plus. Ou plutôt, personne ne veut plus le voir. Se réveiller le matin en se disant qu’on va au boulot comme les noirs allaient à la plantation n’est sans doute pas le meilleur moyen de se construire un bonheur. Heureusement, il y a les médias qui ne ratent jamais une occasion de nous montrer la misère sociale loin de chez nous, de la mettre en scène à grand renfort d’images sordides ou de paroles larmoyantes, espérant nous faire oublier la précarité professionnelle et sociale permanente dans laquelle, nous aussi, occidentaux, vivons quotidiennement sans plus y penser.
J’exagère à nouveau ? Pas tant que ça, si on y réfléchit un peu. Quel actif, aujourd’hui, peut se vanter de n’avoir aucune angoisse sur la pérennité de son emploi, sur la garantie de sa retraite ou de l’accès aux soins médicaux de qualité ? La mondialisation de l’économie, loin de niveler les conditions de vie par le haut, entraine la lente paupérisation de toute la classe moyenne et de ce qui reste de la classe ouvrière.
Voilà qui clôt donc le double billet des émotions guadeloupéennes. Pour celles et ceux qui ont trouvé ces deux textes trop lourds ou polémiques, la suite reviendra à un peu plus de légèreté, de soleil et de joie touristique. A très bientôt.
(*) Ce concept théorisé par Bernard Kouchner au moment de la guerre des Balkans dans les années ’90 est devenu le socle de la politique étrangère occidentale dans les pays dits sous-développés ou politiquement instables.
Salut Olivier,
quelle belle plume tu as ! Tu devrais faire un livre de tous tes carnets de voyage, et c’est très simple : il suffit de l’écrire sur le programme bookwright, téléchargeable sur le site blurb.
http://www.blurb.com/
http://www.blurb.com/bookwright
Le 7 mars, j’y ai publié mon propre livre traitant de l’ellipse de cire construite par les abeilles mellifères.
Avec mes cordiales salutations,
Daniel
Très belles photos et beau doc, bravo l’artiste….
des becs
Merci Oli pour ce texte sensible et inspiré. L’histoire des Hommes, et, comme tu le relèves justement, notre histoire personnelle, offrent des pistes fondamentales pour comprendre le monde d’aujourd’hui et s’y forger des opinions. J’apprécie particulièrement les tiennes car elles sont engagées et lucides, sans tomber dans le populisme. C’est un plaisir de constater que le grand voyage comme tu l’appelles t’apporte un éclairage sur le monde qui t’amène à de saines réflexions. Il est tellement facile de ne pas faire cet effort.
Je ne manquerai pas de visiter le mémorial quand j’aurai l’occasion de retourner en Guadeloupe!
Je t’embrasse
Juste magnifique des choses ignorées ou oubliées merci pur ce beau partage
Vero à raison et j’acquiesce !
Les voyages ne forment donc pas que la jeunesse et je m’en réjouis. Ne reste plus qu’à attendre ton retour pour faire un peu la synthèse de toutes ces découvertes.
Merci et bisou.